La Sortie au restaurant

Nous sommes le 31 décembre 2030... 

Mettez-vous dans la peau de celle que vous serez à la fin de cette décennie qui a débuté avec la pandémie COVID-19, impactant la terre entière. À travers un récit libre (journal, nouvelle, reportage, etc.), vous partagez votre imaginaire, vos convictions ou vos analyses. Vous racontez ce que vous avez vécu depuis le confinement de 2020 et ce qu’est devenu le monde. 

 

Ceci était le sujet du concours d’écriture « Sororistas – les femmes écrivent le monde de demain », auquel j’ai participé avec 585 autres autrices.

La remise des prix a eu lieu vendredi. Mon texte ne fait pas partie des vainqueurs, mais ce n’est pas grave. J’ai pris beaucoup de plaisir à le rédiger et j’avais envie de le partager avec vous depuis un moment.

Maintenant que les résultats ont été annoncés, le voici donc.

La Sortie au restaurant

Cliquetis de couverts et entrechoquements de verres, raclements de chaises sur le sol, conversations et éclats de rire. Le brouhaha est tel dans le restaurant bondé que je n’entends pas ce que me dit Bintou. Je lui fais répéter et lis sur ses lèvres.

—   Tu prends le rumsteck ?

Je hurle presque ma réponse :

—   Non, l’entrecôte !

Elle valide mon choix d’un hochement de tête connaisseur. Adèle annonce qu’elle va prendre du gigot d’agneau et Simon, lui, pointe du doigt le tartare de cheval sur la carte.

Environ une demi-heure et une bouteille de vin plus tard, nos plats arrivent et la serveuse nous souhaite bon appétit, un large sourire aux lèvres.

Les yeux brillants, je dévore ma viande du regard. Juteuse, encore saignante mais bien grillée sur l’extérieur, exactement comme je l’aime. Soudain, quelque chose bouge dans mon assiette. Un insecte. Je tente de l’éloigner du revers de la main, puis du bout de ma fourchette, mais sans effet. Au contraire, il est rejoint par un autre. Puis par un autre, et encore un autre. En quelques secondes, toute mon entrecôte grouille de ces bestioles noires. Écœurée, je saisis le bras de Damien pour attirer son attention.

—           C’est bon, ma chérie ? me demande-t-il la bouche pleine.

En tournant la tête vers lui, je découvre une coulure pleine de petites bêtes dans sa barbe. Cela ne semble pas le gêner. Son assiette, comme celle de tous mes amis, fourmille de ces insectes répugnants. Alors que je m’apprête à interpeler la serveuse, celle-ci arrive et pose l’addition sous mes yeux. Rien que pour l’entrecôte, 3582,75 euros. Mon front se couvre de sueur, mon cœur bat la chamade.

—           Votre Corona vous a plu ? me demande la serveuse avec son sourire aux dents irréprochables.

 

Je me réveille, tremblante. Encore ce cauchemar. Il n’a cessé de me hanter au fur et à mesure que la date d’aujourd’hui approchait. Pourtant, j’attends ce soir depuis si longtemps ! Il y a presque six mois maintenant que j’ai réservé cette table dans un restaurant pour fêter le réveillon. Cela va me coûter cher, certes, mais je peux me le permettre. Et puis, cela fait plusieurs années que je n’ai plus mangé de viande alors que j’ai toujours adoré ça. Il n’y a donc pas de quoi faire des cauchemars, au contraire.

Il faut dire que cette soirée a tout d’un grand évènement. Depuis combien de temps n’ai-je pas mis les pieds dans un restaurant ? Cette activité autrefois banale et accessible à tous ou presque est désormais un privilège que peu de gens peuvent s’offrir. Les petits restaurants et cafés comme on les connaissait au début du siècle n’ont pas survécu aux restrictions liées à la distanciation sociale. Il ne reste que quelques grandes chaînes, qui compensent la rareté des clients par des prix exorbitants. De nos jours, on se fait livrer par des enseignes spécialisées, mais on ne sort plus manger. Aller au restaurant est devenu un luxe, qui coûte aussi bien argent que patience puisque les listes d’attente s’étendent sur de longs mois.

Ayant enfin rencontré le succès en début d’année, j’ai voulu fêter ça. Convaincre mes amis s’est révélé plus facile que je ne le pensais. Eux aussi rêvent de revivre cette expérience : savourer une bonne pièce de viande à la table d’un restaurant.

Car s’il y a une chose qui est devenue encore plus rare que de sortir dîner, c’est de manger de la viande. Après l’épidémie de Covid-19 en 2020, les pandémies nées du contact avec les animaux, sauvages ou domestiques, se sont enchaînées : Kappa virus A, transmis à l’homme par les sangliers, Ciryllite bovine, Yevoungo, transmis par le biais de certaines races de chien… Cette succession soudaine d’épidémies mortelles à l’échelle mondiale a causé la panique. Après la première crise de Yevoungo, les ventes de chiens ont cessé du jour au lendemain. Les vétérinaires ont tout à coup été submergés de demandes d’euthanasie, jamais on n’a vu autant de chiens errants, abandonnés par leurs maîtres. Rapidement, tous les animaux domestiques ont été bannis des foyers. Plus personne n’en voulait. De même, la peur a entraîné une chute vertigineuse de la consommation de viande et de produits d’origine animale. Les gouvernements de la planète entière n’ont eu qu’à surfer sur la vague : ils ont déclaré le véganisme comme mode de vie obligatoire. Quoi que radicale, cette solution a été adoptée à l’unanimité. En plus de protéger les populations du péril animal, elle avait l’avantage de répondre à d’autres attentes politiques, notamment sur les questions environnementales. Quelques taxes dissuasives ont fini de convaincre les plus récalcitrants du bien-fondé de cette mesure. Bien sûr, il reste possible à certains endroits de goûter viande, poisson ou encore fromage, mais dans des conditions d’hygiène très strictes et en échange d’une belle somme.  

En plus d’avoir apaisé les craintes des populations, le véganisme imposé a eu un impact de taille sur l’environnement : il a offert à notre belle Terre la régénération des ressources dont elle avait tant besoin. En effet, le bétail a été réduit à presque rien et les prés ainsi libérés ont été repris pour la culture et le reboisement. Autre aubaine pour la planète, la population mondiale, qui ne cessait jusque-là de croître dangereusement, a, elle aussi, considérablement diminué. Faute d’information et de mesures compensatoires, famine et malnutrition ont augmenté en flèche, même dans les pays développés. Ceci a entraîné une hausse des maladies liées à ces fléaux et une augmentation de la mort en bas âge. Sans parler de toutes les violences sociales que ces problèmes ont engendrées lorsque ceux qui ont perdu leur gagne-pain dans cette métamorphose et qui n’ont pas réussi à se « recycler », comme on aime dire, se sont retrouvés sans rien. Dépression, alcool ou pire, agressions et émeutes. Bien entendu, l’information à destination du grand public a été fortement contrôlée et minimisée. Les gouvernements, qui protègent leurs citoyens contre la maladie et l’adversité, ne peuvent être accusés ouvertement d’avoir renforcé le mal-être dans le monde. Moi-même, je sais tout cela car, en tant que journaliste reporter, j’ai eu accès à des informations indéniables. Malheur à moi cependant si j’ose publier sur le sujet. Tout ce que l’on a le droit d’évoquer sont les bienfaits du véganisme sur la santé, sur l’écologie, et sur l’économie (les centres de recherche et les producteurs de compléments alimentaires, par exemple, fleurissent encore).

 

Tout en ruminant ces idées plutôt que de me réjouir de la soirée à venir, j’allume la télévision. Aujourd’hui, comme chaque 31 décembre, nous avons droit au bilan de l’année qui s’achève. Je suis curieuse de voir ce que l’on va nous dire sur 2030.

Un journaliste est en train d’interroger un ancien éleveur de bétail. Celui-ci raconte sa reconversion, la transformation de son exploitation en parc d’attraction et le coup de pouce formidable que cela a donné à sa qualité de vie, en quelques années seulement. Le journaliste conclut, sous les hochements de tête vigoureux de l’ancien paysan, que l’adoption du véganisme a été une belle amélioration pour tous, et ce, dans bien des domaines. Puis il rend l’antenne à une présentatrice très enjouée qui enchaîne sur la suite des informations.

 De petits robots très mignons ont vu le jour et leurs propriétaires assurent qu’ils sont encore plus doux et aimants que des animaux de compagnie à poils ou à plumes. De nouvelles avancées incroyables ont été faites dans le domaine des matériaux synthétiques. Dans la continuité de l’année dernière, la couche d’ozone a continué de se reformer au-dessus des pôles et de reprendre de l’épaisseur. Enfin, la présentatrice nous rappelle qu’il n’y a pas eu de gros pic épidémique de toute l’année et qu’il n’y a eu en France en 2030 que 1 520 cas de personnes atteintes du Corona virus, moins de 3 000 atteintes de la Cyrillite bovine et à peine 4 800 du Yevoungo, soit des chiffres en nette baisse par rapport à l’an dernier.

Pour terminer sur une note festive, elle donne la parole à un autre reporter, qui interroge un couple sur les fêtes de Noël. L’homme raconte qu’ils ont célébré le réveillon en amoureux après un apéritif entre amis via Skype. La femme ajoute qu’ils ont également procédé au déballage des cadeaux et au déjeuner du vingt-cinq décembre lors d’une vidéo-conférence avec leur famille sur une plateforme similaire.

—           La majorité des Français ont choisi la cybernité pour les fêtes et ont ainsi passé un merveilleux Noël, au chaud et en toute sécurité depuis chez eux, termine la présentatrice d’un ton guilleret avant d’annoncer la météo.

J’éteins la télévision. J’aurais presque envie de croire, moi aussi, à toutes ces bonnes nouvelles. Difficile de faire autrement lorsqu’elles sont annoncées avec une telle conviction et une gaité aussi contagieuse.

 

—           Tu as vu mon masque noir à paillettes ?

—           Il n’est pas dans ton tiroir, avec les autres ? répond mon chéri depuis la salle de bains.

Non, justement, il n’y est pas. Je fouille l’appartement en maugréant. C’est fou le temps que je perds à courir après ces fichus masques.

—           N’oublie pas de prendre ta gélule contre le mal de ventre, me rappelle Damien.

Il a raison ! La dernière fois que nous avons mangé de la viande après une longue période végétalienne, nous avons été bien malades. Notre organisme n’y est plus habitué. Nous avons également effectué tous les vaccins nécessaires à notre sortie de ce soir, trois injections au cours des deux semaines précédant l’évènement. Les tampons du médecin dans notre Passeport sanitaire, rendu obligatoire depuis le début des crises, l’attestent.

Enfin, nous sommes prêts, habillés, coiffés, emmitouflés dans nos manteaux et masqués. Dehors, il fait un froid glacial et la neige crisse sous nos pas : avec la fin du réchauffement climatique, nous avons de nouveau de vraies saisons et donc, de beaux hivers.

Devant le restaurant, nous devons faire la queue. Celle-ci fait presque le tour du pâté de maisons. Les marquages au sol aidant à respecter les distances de sécurité y sont pour quelque chose. Adèle et Simon sont déjà là, quelques rangs devant nous, mais nous ne pourrons les rejoindre qu’à l’intérieur. Quand notre tour arrive, nous présentons notre passeport sanitaire à l’hôtesse d’accueil et scannons avec notre smartphone un code situé sur le chambranle. Ces codes se trouvent absolument partout, à l’entrée et à la sortie de chaque boutique, de chaque immeuble, de chaque parc ou transport en commun. Ils servent à pouvoir retracer nos pas et les lieux dans lesquels nous nous sommes arrêtés en cas de nouvelle épidémie. En réalité, il n’est pas nécessaire de scanner ces codes. L’application, obligatoire, suit nos moindres déplacements, sait combien de temps nous nous arrêtons et où exactement (elle est d’une précision et d’une fiabilité incroyables) et enregistre automatiquement toutes ces données. Mais l’action de scanner le code permet de montrer patte blanche, en quelque sorte. Dans de nombreux endroits, les portes sont automatisées et il n’est pas possible de les franchir sans avoir scanné le petit carré noir et blanc pixelisé. J’ai interviewé le développeur de l’application il y a deux ans. Il m’a laissé entendre que l’existence de ces codes était plutôt un moyen de contrôle sur la population, une façon de forcer les gens à posséder un smartphone et à l’emmener partout avec eux. Les gouvernements peuvent ainsi surveiller les moindres déplacements de chacun, et ce, sous couvert de sécurité sanitaire. Là encore, je n’ai bien sûr pas eu le droit de divulguer cette information dans mon reportage. Le développeur lui-même n’aurait pas dû m’en faire part et risque gros si cela venait à se savoir. Mais même si une partie de moi rêve de dévoiler le pot aux roses au reste du monde, je n’en ferai rien. J’ai tout à y perdre et rien n’en ressortirait. L’affaire serait étouffée en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et je ne suis pas sûre de ce qu’il adviendrait de moi.

La serveuse, masquée elle aussi, nous mène à notre table. Celle-ci est entourée de plaques de plexiglas, on se croirait dans une bulle carrée. Ce n’est qu’une fois la serveuse sortie de notre « cabine » que nous pouvons retirer nos masques. Je regarde le menu. « Entrecôte, 150 g, 125 euros ». Nous sommes loin des 3582,75 euros de mon cauchemar. Nous sommes loin aussi des quantités d’autrefois. Je n’ai pas le temps de me demander comment il est possible de faire des entrecôtes aussi petites. La vision de mon assiette grouillante de virus noirs me revient en mémoire. Je n’ai plus faim. J’ai envie de rentrer chez moi. Un dîner végétalien sur Skype, finalement, c’est tellement plus confortable, et surtout, tellement plus sûr.