La blessure
Un papa, une maman, trois gamins qui courent devant. Une sortie en famille ou quelque chose dans le genre. Si les détails sont flous, une chose reste vivide : la main qui me caresse le dos, les lèvres qui m’embrassent sont celles d’un gars du collège que je n’ai pas revu depuis. Estomac qui se retourne. Qu’est-ce qu’il vient foutre dans mes rêves celui-là ? D’autant plus qu’à l’époque, je ne pouvais pas le blairer. C’était d’ailleurs réciproque.
Penser à autre chose avant d’avoir la gerbe. C’est pas trop difficile : à six heures du matin, mon gone de trois ans déborde déjà d’énergie. Il veut que je « lève, maman ! », que je « joue avec moi, maman », que je « fais le petit-déjeuner, maman », mais sans arrêter de jouer, il parle fort et guilleret, il est dans le salon puis dans sa chambre sans que je l’aie vu passer.
Ce week-end, on est que tous les deux. Ça n’arrive pas souvent, et on a déjà réfléchi à tout ce qu’on allait faire. Crêpes au petit-déj, aire de jeux, pique-nique dans les bois.
Dans les bois, mon tourbillon grimpe sur des troncs, saute, crapahute à tout va. Son petit frère ou sœur dans mon ventre en fait autant. J’ai besoin de m’asseoir.
Bruit de chute. Je n’ai pas fait deux pas. Je me retourne. Mon fils est par terre, il lui faut quelques secondes avant de crier. Je me précipite, le prends dans mes bras, il hurle, je le glisse tant bien que mal sur ce qui me reste de genoux. Je fouille l’arrière de sa tête à la recherche d’une bosse en formation et trouve une plaie béante.
Mon cœur s’arrête, ou s’accélère, je ne sais pas. Je manque de tourner de l’œil. Pourtant, ça ne pisse pas le sang – j’ai la présence d’esprit de m’en étonner, ou de m’en réjouir, je ne sais pas. Puis, finalement paniquée, je le hisse sur ma hanche et le porte tant bien que mal en direction du pont et de la route. Il faut bien qu’on sorte de ces foutus bois, retrouver des barres de réseau et un semblant de voie accessible pour une ambulance. Est-ce que je peux appeler une ambulance pour une blessure qui ne saigne pas ? Ou est-ce qu’il faut que je prenne le tram ? Et il est où, l’hôpital ?
Une famille arrive en face de nous. Un papa, une maman, trois gamins qui courent devant. Sensation de déjà-vu. Mon fils est déjà plus sur ma cuisse que sur ma hanche, mes bras brûlent sous l’effort et, avec ce ventre, impossible de le caler correctement. La vision brouillée par les larmes et l’angoisse, j’arrive à hauteur des parents, et je n’ai pas besoin de leur demander de l’aide, ils comprennent. Le père de famille attrape mon fils, qui se laisse faire, et il nous emmène.
À l’hôpital, il berce mon petit garçon blessé tandis que je remplis les formalités – est-ce qu’on nous les aurait aussi fait remplir avant les points de suture si ça avait pissé le sang ? La réceptionniste le désigne du menton et, croyant qu’il est le papa, me demande sa date de naissance. Je tourne automatiquement la tête vers lui et le reconnais alors, le gars du collège, le gars de mon rêve.
Texte rédigé dans le cadre de l’atelier d’écriture « Construire son matrimoine », animé par Maaï Youssef et Lucille Dupré.
Photo par Élodie Deschanel, à la librairie Un Livre et une Tasse de thé, Paris.