Les Orages

Que le moral soit ou non au beau fixe, que nous ayons quelque chose ou non à célébrer, nous nous retrouvions toujours au Shamrock, notre repère. Nous y trouvions tout ce qu’il nous fallait : de la chaleur, de la bière et cette ambiance propre aux pubs irlandais et que nous aimions tant. Trois soirs par semaine, de jeunes artistes venaient se produire sur la petite scène située au fond de la salle. Nous ne manquions quasiment aucune de ces soirées.

Ce jour-là, un dimanche désœuvré, nous nous étions rejoints en début d’après-midi pour boire un verre. Le temps était très gris, même noir au regard du ciel. L’orage n’avait pas encore éclaté mais n’allait sûrement pas tarder. Comme d’habitude, la discussion était très animée. C’était Alice qui avait lancé le sujet. Elle avait lu un article relatant la disparition mystérieuse de toute une famille. Le journaliste supposait que cette disparition était liée aux croyances religieuses des victimes. A notre table, le débat avait vite tourné autour du bien-fondé des religions. Ce n’était pas la première fois, d’autant plus que notre groupe était très hétérogène dans ce domaine.

Cela devait bien faire une heure que nous étions lancés sur le sujet et je commençais un peu à me lasser. Les arguments qui revenaient sur le tapis étaient toujours les mêmes. Dehors le tonnerre s’était mis à gronder et des éclairs zébraient le ciel à intervalles de plus en plus courts. Assis à côté de la fenêtre, je les contemplais du coin de l’œil, tout en écoutant distraitement la conversation qui n’en finissait pas. Enfin, l’orage éclata. Je ne pus alors plus en détacher le regard et me mis à rêvasser pour de bon. Les orages me fascinaient depuis l’enfance. À mes yeux, ils étaient à la fois le symbole d’une puissance infinie et la beauté incarnée. Lorsque j’avais six ans, j’avais vu la foudre s’abattre sur un arbre et ce que j’avais ressenti alors avait laissé en moi une marque indélébile. J’avais été hypnotisé par ce spectacle. Les flammes dévorant les feuilles, les branches, le tronc de l’arbre et dégageant une intense lumière dans la nuit déjà tombée ; les éclairs traversant le ciel çà et là et le tonnerre grondant encore au loin. Et puis l’orage avait cessé, mais l’arbre avait continué de se consumer, les braises rougeoyant en son sein. Je l’avais observé jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une souche calcinée et fumante. Ce jour-là, les orages avaient pris pour moi une toute nouvelle signification. Paradoxalement, leur rage avait un effet apaisant sur mon esprit et sur mon corps. Elle m’enveloppait et me procurait une sensation de calme et d’oubli que je ne connaissais dans aucune autre situation. Les orages étaient un monde à part dans lequel je m’enfermais avec délice.

Les voix de mes compagnons disparurent à côté de moi. Je suivais du regard la danse des gouttes de pluie glissant sur la vitre. Alice dut me secouer pour me sortir de mon songe ; elle était habituée à ces absences et ne s’en étonnait plus. Il était presque 17h.